Aujourd’hui les karateka, je vous pose cette question : est-ce qu’on retrouve la Voie du Karatedō dans d’autres philosophies de vie ? En fait, nous connaissons d’autres disciplines qui ont partagé des valeurs très semblables à la Voie. Comment ces disciplines interprètent-elles ce que le Karaté appelle la Voie ? Quelle liaison pouvons-nous établir entre le Karaté et Marc Aurèle ? Descartes ? la Bible ? le Bouddhisme? Un petit indice : trouver l’Unité.
Trouver l’Unité
Je décrivais déjà dans le premier article sur la Voie ce qu’est l’Unité du Karatedō. Je décrivais cela comme ce qui empêche les éléments extérieurs de dédoubler votre être, afin de vous permettre de n’être plus qu’un :
« La Voie du Karatedō, c’est retrouver votre intérieur, votre Vie – votre vie primitive. Puisque votre mental a été créé pour la Survie, il ne peut pas atteindre la Vie – où réside la Paix. Pour atteindre la conscience de la Vie, il faut agir sur un autre niveau : c’est la visée de la Voie en Karaté. »
Je vais encore vous citer un passage de Roland Habersetzer – 9ème dans de Karaté – qui résume très bien cette Unité du Karatedō en replaçant les sources historiques :
« Cet aspect psychologique touche profondément à tout ce qui est oriental. Le Karaté, comme tout art martial japonais, a été fortement influencé par le Bouddhisme-Zen ; il en résulte un concept particulier, à savoir que l’esprit de l’homme doit revenir aussi simple que celui d’un enfant, ce que les adeptes du Zen expriment en disant que seul le « vide » est source d’efficacité. » [1]
Voyons ensemble en quoi nous retrouvons très souvent la recherche de l’Unité comme base des disciplines philosophiques et religieuses. Il est aussi souvent question d’éviter les tourments ou la Dualité [2].
La Voie dans les autres disciplines
La Bible : l’Arbre de la Vie
Unité – Dans la Génèse de la Bible, Dieu offre aux premiers Hommes – Adam et Ève – le jardin d’Eden, dans lequel une vie paisible leur est accordée. Il y a toutes sortes d’arbres, desquels ils peuvent puiser pour vivre, notamment « l’arbre de la vie au milieu du jardin ». Ces arbres leur permettent de puiser la Vie, une vie simple et naturelle, représentative de l’Unité.
Tourments – Dans ce jardin, il y a aussi « l’arbre de la connaissance du bien et du mal. » Cette arbre-là représente la vie du mental – comme décrit dans l’article précédent. Il représente la Dualité à fuir :
« L’Eternel Dieu donna cet ordre à l’homme: Tu pourras manger de tous les arbres du jardin; mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras certainement. » – (Gn 2, 17)
Philosophie romaine : la Forteresse de l’esprit
Unité – Un des concepts centraux de la philosophie stoïcienne de Marc-Aurèle [3] est le détachement. On pratique le détachement grâce un retour sur soi, car d’après lui :
« Tu peux, à l’heure que tu veux, te retirer en toi-même. Nulle retraite n’est plus tranquille ni moins troublée pour l’homme que celle qu’il trouve en son âme. »
Il est alors possible que nous ne fassions plus qu’un avec notre âme, en entrant dans notre propre « Forteresse de l’esprit ». Nous sommes alors dans l’Unité.
Tourments – Cette « Forteresse de l’âme » nous permet de nous détacher des choses futiles de la vie : de la Dualité des malheurs et des plaisirs. Car pour Marc-Aurèle, tous les plaisirs sont aussi source de malheur. Par exemple, toutes les addictions commencent par le plaisir – un plaisir répété trop souvent et qui devient une addiction, et donc un malheur –.
Bouddhisme : le bodhi
Unité – Nous pouvons considérer le Bodhi (बोधि) comme l’Unité dans le bouddhisme, et le Saṃsāra (संसार) comme la Dualité. Le Bodhi est l’état d’éveil, d’illumination que les bouddhistes cherchent à atteindre.
Tourments – L’Unité vise à fuir le Saṃsāra (संसार), qui à l’inverse est le cycle des vies successives. Il est régi par le Karma et ses allers-retours entre les causes et les conséquences. [4] Dans ce cas de figure, nous ne pourrons jamais atteindre la paix. Nous serons toujours soumis aux résultats de nos actions, sans le moindre repos.
Descartes : l’idée de Dieu
Unité – Descartes, philosophe français de la Renaissance, était jésuite. Il considère donc que Dieu existe. Il l’exprime en unifiant tous les humains sous l’idée que Dieu a lui-même inscrit son existence dans chacun de nous :
« il ne serait pas possible […] que j’eusse en moi l’idée d’un Dieu, si Dieu n’existait véritablement » [5]
Pour lui, puisque nous sommes imparfaits, nous ne devrions pas être capables de concevoir l’idée de la perfection, comme celle de Dieu. Car un être imparfait ne peut pas concevoir la perfection. Il pense donc que nous sommes tous unis sous cette même idée divine qui nous dirige.
Tourments– Descartes ne pense pas que la Dualité est mauvaise. Il pense qu’elle est inutile. Il faut donc chercher autre chose :
« j’ai souvent remarqué, lorsqu’il a été question de faire des choix entre les vertus et les vices, qu’elles ne m’ont pas moins porté au mal qu’au bien ; c’est pourquoi je n’ai pas sujet de les suivre non plus en ce qui regarde le vrai et le faux. »
Psychologie : l’Âme
Unité – Pour le psychanalyste Jung, la vie réside dans l’âme, à l’intérieur de chaque être vivant. Elle est une unité de vie :
« Un être doté d’âme est un être vivant. L’âme est le vivant en l’homme, ce qui vit par soi-même, ce qui cause la vie ; » [6]
Tourments – Pour lui, c’est le monde extérieur qui nous fait nous détacher de nous-mêmes et perdre de vue notre vie initiale, primitive. Bien qu’il n’utilise pas le terme de la Dualité, ses propos reprennent l’idée d’une vie mentale divaguant entre les tourments et la sérénité :
« Nos processus psychiques sont, en très grande partie, des réflexions, des doutes, des expériences – tous phénomènes que l’âme instinctive inconsciente du primitif ne connaît pour ainsi dire pas. Nous devons l’existence de ces problèmes à l’élargissement de la conscience : ce sont là des dons funestes de la civilisation. »
Développement personnel : l’Intelligence Infinie
Unité – Napoléon Hill, un des plus grands auteurs de développement personnel occidental, pense que l’Unité est une attitude. En l’occurrence, l’attitude de ne former plus qu’un avec soi-même, ses désirs et son environnement. Nous atteignons alors ce qu’il nommait l’Intelligence Infinie. Notre inconscient, notre conscient et notre environnement ne forment plus qu’une seule grande cohésion. Cela nous permet d’atteindre un but. Les obstacles n’existent plus réellement. Ils sont temporaires et tout s’adapte en fonction de ce que nous souhaitons. Notre volonté, c’est l’autre-soi :
« « L’autre soi » ne suivait aucun modèle établi, ne reconnaissait aucune limite et trouvait toujours un moyen d’accomplir les fins désirées. Il pouvait rencontrer quelques défaites temporaires, mais jamais d’échec permanent. Je suis aussi certain de ce que j’énonce que je le suis d’être en train d’écrire ces lignes. » [7]
Tourments – La dualité pour Napoleon correspond à la dérive. Nous dérivons d’un point à un autre, nous ne sommes jamais en harmonie. Nous nous dirigeons vers des leurres qui sont les plaisirs, pour ensuite sombrer dans les addictions et donc dans les malheurs. Nous sommes pris par l’habitude de dériver. Cette habitude nous pousse à dériver dans la dualité de ces deux pôles. Napoleon Hill décrit encore une fois cette habitude à travers l’idée que nous devons pouvoir nous détacher de notre environnement :
« Après leur naissance, comme moyen de contrôle, je me sers de ce que vous appelez « l’environnement ». C’est là que le principe des habitudes entre en jeu. L’esprit n’est rien de plus que la somme totale des habitudes de son propriétaire. J’établit ces habitudes une par une et je m’insinue par la petite porte, ce qui me mène plus tard à la domination absolue de cet esprit. »
Concluons sur la nature de la Voie
Toutes ces disciplines que nous voyons nous permettent de mettre en relief le Karatedō afin de mieux le comprendre. D’innombrables disciplines visent à rechercher l’Unité et à fuir les tourments ou la Dualité, comme la Voie du Karatedō. De la Bible [8] au développement personnel, tous partent d’idées-socles très proches. Nous pouvons dire cela : nous interprétons notre environnement de plein de manières différentes, mais nous gardons toujours une structure bien semblable dans l’ensemble, voire identique [9]. Beaucoup atteignent donc les objectifs de la Voie du Karatedō à travers d’autres disciplines.
Nous nous retrouvons très prochainement les karateka, pour le prochain et dernier article sur la Voie. Il nous fait maintenant prendre la route en vue d’atteindre la Voie ! Il nous faut pouvoir unifier notre esprit, notre technique et notre corps grâce au Shin Gi Tai et commencer à maîtriser le Kime. C’est ce que nous allons tenter d’expliquer ensemble.
N’oubliez pas de donner votre avis dans les commentaires ci-dessous! Ou de développer une idée, si vous êtes inspiré 🙂
À très bientôt,
Alexandre
[1] Karaté pratique : Du débutant à la ceinture noire, Roland Habersetzer
[2] La Dualité est souvent définie comme le Bien et le Mal, elle est aussi souvent interprétée comme le Chaud et le Froid, le Masculin et le Féminin, l’Ombre et la Lumière, le Fort et le Faible, Dieu et l’Homme etc.
[3] Empereur et philosophe romain du deuxième siècle de notre ère.
[4] J’ai développé l’importance de fuir la Dualité dans le bouddhisme en parallèle avec le Karaté dans un autre article sur le site d’arts martiaux MasterFight.
[5] Les méditations métaphysiques, René Descartes
[6] L’Âme et la Vie, Carl Gustav Jung
[7] Plus Malin Que Le Diable, Napoleon Hill
[8] L’ancien Testament datant de l’ère précédente à la nôtre.
[9] Ce que Carl Jung a appelé les archétypes.
Prologue (une anecdote hindou)
Pour cette prologue, je voudrais attirer votre attention sur un texte hindou qu’est le Bhagavad Gita (भगवद्गीता). Ce texte conte l’histoire de Krishna, un des avatars du dieu Vishnu. Dans ce texte se trouve une réplique reprenant assez nettement la vision générale qu’offre maître Funakoshi quant aux valeurs de la Voie du Karatedō. Elle met en avant les valeurs telles que la maîtrise de soi, la simplicité, la modestie et le courage. Résumant assez bien les valeurs du Karatedō, la lire peut être bénéfique à la compréhension de notre discipline.
Krishna s’adresse à Arjuna – fils du dieu Indra – quant au comportement noble à adopter face à la déchéance :
« L’intrépidité, la purification intérieure, la fermeté à acquérir la science, la libéralité, la maîtrise de soi, la réalisation de sacrifice, l’étude sacrée, l’austérité, la simplicité ; L’ahimsâ [« non-violence universelle »], la véracité, la patience, le renoncement, le calme, la sincérité, la compassion envers toutes les créatures (dayā bhūteṣu), le désintéressement, la tendresse, la pudeur, la détermination tranquille ; (3.) la force, l’endurance, la volonté, la pureté, l’indulgence, la modestie, tels sont, ô Bhârata, les traits de qui est qualifié pour une destinée divine. » – Bhagavad Gita, XVI
Ces valeurs ne représentent pas la Voie en elle-même, mais plutôt les conséquences recherchées dans le comportement de l’individu à travers la Voie. En l’occurrence, elles permettent la protection de la Vie. Leur opposé consiste donc à menacer la vie, ou même à la détruire.
Étrangement, nous trouvons cette dimension de la destruction de la vie dans une situation qui concerne non seulement Krishna, mais aussi maître Funakoshi. Cet opposé des valeurs de la Voie nous permet de mettre en relief ses valeurs en les confrontant à leur extrême opposé.
Nous trouvons cet antipode dans une réplique de Robert Oppenheimer – le « père de la bombe atomique » – après le test de la toute première bombe nucléaire. Maître Funakoshi se réfère beaucoup dans sa biographie aux horreurs de la guerres subies par son pays, et notamment à la bombe atomique de laquelle le Japon a fait les frais en 1945.
Je vous laisse découvrir en quoi cette réplique fait face à la philosophie du Karatedō, en quoi elle représente l’antipode de la conservation de la Vie : la destruction de la vie. Rober Oppenheimer, au sujet de la bombe atomique :
« Nous savions que le monde ne serait plus le même. Quelqu’uns ont souri, d’autres ont pleuré. Mais la plupart sont restés silencieux. Je me souviens de la réplique du texte hindou du Bhagavad Gita. Vishnu tente de convaincre le prince qu’il doit faire son devoir et, pour l’impressionner, prend sa forme aux multiples bras [Krishna], et dit « Voilà, à partir de maintenant je suis la Mort. Le Destructeur des Mondes. » Je suppose qu’on a tous pensé à ça. D’une manière où d’une autre. » – J.Robert Oppenheimer on the atomic bomb
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